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Le nombre seize a quelque chose d’unique. En premier lieu, c’était le signe de Sauvegarde envoyé à l’humanité.
Sauvegarde savait, avant même d’emprisonner Ravage, qu’il ne serait pas en mesure de communiquer avec l’humanité une fois qu’il se serait affaibli. Ainsi donc, il laissa des indices – que Ravage ne pourrait modifier. Des indices reliés aux lois fondamentales de l’Univers. Ce nombre était censé prouver qu’il se produisait quelque chose de peu naturel, et qu’il était possible d’obtenir de l’aide.
Il nous a peut-être fallu longtemps pour nous en apercevoir mais, lorsque nous avons fini – même tardivement – par comprendre l’indice, il nous a fourni une aide appréciable.
Quant aux autres aspects du nombre… Eh bien, disons simplement que je suis toujours en train de creuser la question. Disons que ses immenses ramifications concernent le fonctionnement du monde, et de l’Univers lui-même.
Sazed, songeur, tapota la feuille de métal du bout de son stylet.
— Il y a extrêmement peu de différences entre ce dernier fragment et ce que j’avais lu, dit-il. Ravage a changé des petits détails – peut-être pour m’empêcher de remarquer les modifications. De toute évidence, il voulait que je comprenne que Vin était le Héros des Siècles.
— Il voulait qu’elle le libère, répondit Haddek, le chef de la Première Génération.
Ses compagnons hochèrent la tête.
— Peut-être n’a-t-elle jamais été le Héros, suggéra un autre.
Sazed secoua la tête.
— Je crois que si. Ces prophéties se réfèrent toujours à elle – même les prophéties intactes que vous m’avez rapportées. Elles parlent de quelqu’un qui est à l’écart du peuple terrisien, d’un roi des hommes, d’un rebelle partagé entre deux mondes. Ravage a simplement souligné qu’il s’agissait de Vin, puisqu’il voulait qu’elle vienne le libérer.
— Nous avons toujours supposé que le Héros serait un homme, dit Haddek de sa voix sifflante.
— Comme tout le monde, répondit Sazed. Mais vous m’avez dit vous-mêmes que toutes les prophéties employaient des pronoms de genre neutre. C’était forcément intentionnel – on n’emploie pas ces termes-là en ancien terrisien par accident. Le cas neutre a été choisi de sorte que l’on ignore si le Héros était de sexe masculin ou féminin.
Plusieurs des anciens Terrisiens hochèrent la tête. Ils travaillaient à la lumière douce et bleue des pierres luisantes, toujours assis dans la pièce aux murs métalliques – qui était, d’après ce qu’avait cru comprendre Sazed, une sorte de lieu saint pour les kandra.
Il tapotait toujours la feuille de métal. Qu’est-ce qui le dérangeait au juste ? Ils disent que je tiendrai sur mes bras l’avenir du monde entier… C’étaient les mots d’Alendi, tirés de son journal écrit si longtemps auparavant. Les mots de la Première Génération confirmaient leur exactitude.
Il restait à Vin quelque chose à faire. Cependant, le pouvoir du Puits de l’Ascension avait disparu. Il avait été consommé. Comment pouvait-elle se battre sans lui ? Sazed leva les yeux vers les vieux kandra qui composaient son public.
— Quelle était la nature du pouvoir du Puits de l’Ascension, au juste ?
— Nous-mêmes, nous n’en sommes pas certains, jeune homme, répondit Haddek. Lorsque nous vivions en tant qu’hommes, nos dieux avaient déjà quitté ce monde, ne laissant aux Terrisiens que l’espoir du Héros.
— Parlez-m’en donc, demanda Sazed en se penchant. Comment vos dieux ont-ils quitté ce monde ?
— Ravage et Sauvegarde, intervint un autre. Ils ont créé notre monde, et notre peuple.
— Aucun des deux ne pouvait créer seul, expliqua Haddek. Non, ils ne le pouvaient pas. Car préserver quelque chose n’est pas le créer – et l’on ne peut pas davantage créer par la destruction seule.
C’était un thème commun en mythologie – Sazed l’avait lu dans des dizaines de religions parmi celles qu’il avait étudiées. Le monde créé lors d’un affrontement entre deux forces, parfois désignées comme l’ordre et le chaos, parfois comme protection et destruction. Voilà qui l’ennuyait quelque peu. Il espérait découvrir quelque chose de nouveau dans ce que lui disaient ces hommes.
Et pourtant… parce qu’une chose était commune, fallait-il pour autant en déduire qu’elle était fausse ? Se pouvait-il plutôt que toutes ces mythologies possèdent une racine collective, et véritable ?
— Ils ont créé le monde, dit Sazed. Puis ils sont partis ?
— Pas immédiatement, répondit Haddek. Mais voici le hic, jeune homme. Ils avaient conclu un pacte, ces deux-là. Sauvegarde voulait créer les hommes – créer une forme de vie capable d’émotion. Il réussit à faire promettre à Ravage de l’aider à les créer.
— Mais il y avait un prix, murmura un autre.
— Lequel ? demanda Sazed.
— Ravage serait autorisé à détruire le monde un jour, répliqua Haddek.
Le silence tomba dans la pièce circulaire.
— D’où la trahison, reprit Haddek. Sauvegarde a donné sa vie pour emprisonner Ravage, afin de l’empêcher de détruire le monde.
Encore un thème mythologique commun – le dieu martyr. Un thème dont Sazed avait lui-même été témoin avec la naissance de l’Église du Survivant.
Mais cette fois… il s’agit de ma propre religion, songea-t-il. Il fronça les sourcils et se laissa aller en arrière, cherchant à déterminer ce qu’il éprouvait. Sans trop savoir pourquoi, il avait supposé que la vérité serait différente. La partie érudite de sa personnalité luttait avec son désir de croire. Comment pouvait-il adhérer à quelque chose qui contienne tant de clichés mythologiques ?
Il avait parcouru tout ce chemin en croyant qu’on lui offrirait une dernière chance de découvrir la vérité. Mais à présent qu’il l’étudiait, il s’apercevait qu’elle était affreusement semblable aux religions qu’il avait rejetées comme étant fausses.
— Vous semblez troublé, mon enfant, dit Haddek. Ce que nous vous disons vous inquiète-t-il ?
— Veuillez me pardonner, répondit Sazed. Il s’agit d’un problème personnel, sans aucun lien avec le sort du Héros des Siècles.
— Parlez, je vous prie, insista un autre.
— C’est compliqué, répondit Sazed. Depuis quelque temps, j’étudie les religions de l’humanité, afin de chercher à déterminer lesquels de leurs enseignements étaient vrais. Je commençais à désespérer de découvrir un jour une religion qui me fournirait les réponses que je cherchais. Puis j’ai appris que ma propre religion existait toujours, protégée par les kandra. Je suis venu ici dans l’espoir de trouver la vérité.
— C’est la vérité, dit l’un des kandra.
— C’est ce qu’enseignent toutes les religions, répondit Sazed avec une frustration croissante. Et pourtant, dans chacune d’entre elles, je trouve des incohérences, des problèmes de logique, et des exigences de foi que je trouve impossibles à accepter.
— J’ai le sentiment, jeune homme, fit remarquer Haddek, que vous recherchez quelque chose d’introuvable.
— La vérité ? demanda Sazed.
— Non, répondit Haddek. Une religion qui n’exige aucune foi de la part de ses croyants.
Un autre aîné hocha la tête.
— Nous suivons le Père et le Premier Contrat, mais ce n’est pas en lui que nous plaçons notre foi. Plutôt en… quelque chose de plus grand. Nous acceptons de croire que Sauvegarde avait prévu ce jour, et que son désir de protection se révélera plus puissant que celui de détruire de Ravage.
— Mais vous n’en avez aucune certitude, répliqua Sazed. Vous ne recevez de preuve qu’une fois que vous croyez, mais si vous croyez, vous pouvez trouver des preuves n’importe où. C’est une énigme logique.
— La foi n’est pas une question de logique, jeune homme, dit Haddek. C’est peut-être là votre problème. Vous ne pouvez pas davantage réfuter les choses que vous étudiez que nous ne pouvons vous prouver que le Héros nous sauvera. Nous devons simplement y croire, et accepter ce que Sauvegarde nous a enseigné.
Ce n’était pas suffisant aux yeux de Sazed. Cependant, il décida pour l’heure de ne pas s’y attarder. Il ne disposait pas encore de tous les faits concernant la religion terrisienne. Une fois qu’il les aurait, peut-être serait-il en mesure de tout démêler.
— Vous avez parlé de la prison de Ravage, déclara Sazed. Dites-moi en quoi elle est liée au pouvoir que lady Vin a utilisé.
— Les dieux n’ont pas de corps comme ceux des hommes, expliqua Haddek. Ce sont… des forces. Des pouvoirs. L’esprit de Sauvegarde a disparu, mais il a laissé son pouvoir derrière lui.
— Sous la forme d’un étang de liquide ? demanda Sazed.
Les membres de la Première Génération acquiescèrent.
— Et la fumée noire à l’extérieur ? s’enquit Sazed.
— Ravage, répondit Haddek. Qui attendait, qui observait, emprisonné.
Sazed fronça les sourcils.
— La grotte de fumée était bien plus grande que le Puits de l’Ascension. Pourquoi cette disparité ? Ravage était-il à ce point plus puissant ?
Haddek ricana tout bas.
— Ils étaient de puissance égale, jeune homme. C’étaient des forces, non des hommes. Deux aspects d’un unique pouvoir. Une face d’une pièce est-elle plus « puissante » que l’autre ? Ils exerçaient une même pression sur le monde qui les entourait.
— Cela dit, ajouta l’un des autres, il existe un récit selon lequel Sauvegarde donna trop de lui-même pour créer l’humanité, pour fabriquer quelque chose qui possédait davantage de Sauvegarde que de Ravage. Cependant, ça ne représenterait qu’une infime quantité en chaque individu. Minuscule… facile à ignorer, sauf sur une période extrêmement prolongée…
— Alors pourquoi ces différences de taille ? demanda Sazed.
— Vous ne comprenez pas, jeune homme, dit Haddek. Le pouvoir de cet étang n’était pas Sauvegarde.
— Mais vous venez de dire…
— C’était une partie de Sauvegarde, en effet, poursuivit Haddek. Mais il était une force – son influence est partout. Une partie d’elle, peut-être, se concentrait dans cet étang. Le reste est… partout ailleurs.
— Mais Ravage, son esprit était concentré là, précisa un autre kandra. Ainsi, son pouvoir s’y rassemblait. En bien plus grande quantité, du moins, que celui de Sauvegarde.
— Mais pas en totalité, dit un autre en éclatant de rire.
Sazed inclina la tête.
— Pas en totalité ? Lui aussi était éparpillé à travers le monde, je suppose ?
— D’une certaine manière, répondit Haddek.
— Nous parlons à présent du Premier Contrat, l’avertit l’un des autres kandra.
Haddek hésita, puis se retourna pour scruter le regard de Sazed.
— Si ce que dit cet homme est vrai, Ravage s’est échappé. Ce qui signifie qu’il reviendra chercher son corps. Son… pouvoir.
Sazed frissonna.
— Il est ici ? demanda-t-il tout bas.
Haddek acquiesça.
— Nous devions le rassembler. Le Premier Contrat, comme l’avait nommé le Seigneur Maître – notre mission dans ce monde.
— Les autres Enfants avaient un dessein, ajouta un autre kandra. Les koloss avaient été créés pour se battre. Les Inquisiteurs, pour être des prêtres. Notre tâche était différente.
— Récupérer le pouvoir, dit Haddek. Et le protéger. Le cacher. Le conserver. Car le Père savait que Ravage s’échapperait un jour. Et que ce jour-là, il partirait en quête de son corps.
Le groupe de vieux kandra regarda au-delà de Sazed, qui fronça les sourcils et se retourna pour suivre leur regard. Il était tourné en direction de l’estrade métallique.
Lentement, Sazed se leva et traversa le sol de pierre. L’estrade était large – dans les six mètres de diamètre – mais pas très haute. Il y monta, ce qui fit hoqueter l’un des kandra derrière lui. Mais personne ne lui cria d’arrêter.
Il y avait une fente le long du diamètre de la plate-forme circulaire, ainsi qu’un trou – de la taille d’une grande pièce – en son centre. Sazed regarda par le trou, mais l’obscurité l’empêcha de distinguer quoi que ce soit.
Il recula.
Il doit m’en rester un peu, se dit-il en jetant un coup d’œil vers la table où se trouvaient ses cerveaux métalliques. J’ai rempli cet anneau pour quelques mois avant de renoncer à mes cerveaux.
Il s’approcha rapidement et sélectionna un petit anneau de potin sur la table. Il l’enfila, puis scruta les membres de la Première Génération. Ils se détournèrent de son regard inquisiteur.
— Faites ce que vous devez faire, mon enfant, dit Haddek dont la voix âgée résonnait dans la pièce. Nous ne pourrions pas vous en empêcher si nous le souhaitions.
Sazed retourna vers l’estrade et puisa dans son cerveau de potin la force qu’il y avait emmagasinée plus d’un an auparavant. Son corps devint aussitôt plusieurs fois plus puissant que d’ordinaire, et sa robe lui parut soudain très serrée. Il tendit ses mains à présent très musclées puis, prenant appui sur le sol de pierre, il poussa contre un côté du disque.
Lequel crissa contre la pierre dans son mouvement, découvrant une large fosse. Quelque chose scintillait en dessous.
Sazed se figea et sa force – ainsi que son corps – faiblit tandis qu’il relâchait son cerveau de potin. Sa robe redevint ample. Le silence retomba dans la pièce. Sazed regarda fixement la fosse à moitié recouverte ainsi que l’énorme tas de pépites caché dans le sol.
— Nous l’appelons la Charge, déclara Haddek d’une voix douce. Le Père nous en a confié la garde.
De l’atium. Des milliers et des milliers de billes d’atium. Sazed en eut le souffle coupé.
— La réserve d’atium du Seigneur Maître… Elle était ici depuis le début.
— La majeure partie de cet atium n’a jamais quitté les Fosses de Hathsin, expliqua Haddek. Il y avait en permanence des obligateurs parmi le personnel – mais jamais d’Inquisiteurs, car le Père les savait corruptibles. Les obligateurs brisaient les géodes en secret, à l’intérieur d’une pièce métallique construite à cette fin, puis en retiraient l’atium. Les familles nobles transportaient ensuite les géodes vides à Luthadel, sans jamais savoir qu’elles n’avaient pas le moindre atium en leur possession. Celui que le Seigneur Maître obtenait et distribuait à l’aristocratie lui était apporté par les obligateurs. Ils déguisaient cet atium en fonds du Ministère et cachaient les billes parmi des tas de pièces afin que Ravage ne les voie pas lorsqu’elles étaient transportées vers Luthadel par des convois de nouveaux acolytes.
Sazed resta immobile, frappé de stupeur. Ici… depuis le début. Si près des grottes où Kelsier entraînait son armée. À une courte distance de Luthadel, laissé toute cette année sans la moindre protection.
Et pourtant si bien caché.
— Vous travailliez pour de l’atium, dit Sazed en relevant la tête. Les Contrats des kandra étaient rémunérés en atium.
Haddek hocha la tête.
— Nous devions en amasser autant que possible. Ce qui ne finissait pas entre nos mains, les Fils-des-brumes le brûlaient. Certaines maisons conservaient de petites réserves, mais les impôts et les taxes du Père permettaient à la majeure partie de l’atium de lui revenir sous forme de paiements. En fin de compte, presque tout l’atium revenait ici.
Sazed baissa les yeux. Une telle fortune, songea-t-il. Un tel… pouvoir. L’atium n’avait jamais eu sa place auprès des autres métaux. Chacun d’entre eux, même l’aluminium ou le duralumin, pouvait être extrait ou créé par des processus naturels. L’atium, en revanche, il n’était jamais provenu que d’un seul endroit, et apparaissait d’une manière étrange et mystérieuse. Son pouvoir permettait d’accomplir quelque chose qui ne ressemblait à rien d’autre en matière d’allomancie ou de ferrochimie.
Il permettait de voir l’avenir. Un pouvoir non pas humain, mais plutôt… divin.
C’était bien plus qu’un simple métal. C’était du pouvoir condensé et concentré.
Un pouvoir que Ravage convoitait. Terriblement.
TenSoon progressait vers le sommet de la colline, traversant une couche de cendre si haute qu’il se réjouissait d’avoir repris son corps de cheval, car un chien-loup n’aurait jamais pu s’y déplacer.
La cendre tombait dru là où il se trouvait, ce qui limitait sa visibilité. Je n’atteindrai jamais Fadrex à ce rythme-là, se dit-il, furieux. Malgré tous les efforts que déployait son corps massif de cheval, il avançait trop lentement pour s’éloigner beaucoup de la Patrie.
Il atteignit enfin le sommet tandis que son haleine s’échappait de ses naseaux par bouffées saccadées.
Tout en haut de la colline, il se figea. Devant lui, le paysage était en flammes.
Tyrian, le mont de cendre le plus proche de Luthadel, se dressait non loin de là avec la moitié de son sommet expulsée suite à une violente éruption. L’air lui-même paraissait léché par les flammes, et la vaste plaine qui se déployait devant TenSoon était envahie par la lave en fusion. Même de loin, il sentait la chaleur faire pression contre lui.
Il resta un long moment immobile, enfoncé profondément dans la boue, contemplant un paysage autrefois parsemé de villages, de routes et de forêts. Tout avait désormais disparu, consumé. La terre s’était fissurée au loin, et de la lave semblait également en jaillir.
Par le Premier Contrat, se dit-il avec désespoir. Il pouvait faire un détour par le sud, continuer jusqu’à Fadrex comme s’il était venu en ligne droite de Luthadel, mais il avait curieusement du mal à rassembler la motivation nécessaire.
Il était trop tard.